Lettre ouverte sur la France, à Monsieur Elie Wiesel
Monsieur,
Vous êtes de ceux qui se sont félicités que, par la voix de Jacques Chirac fût accusé de complicité avec les démiurges de la Shoah. L’étonnement qui fut le mien en prenant connaissance de votre jugement, explique cette lettre ouverte 1.
Souvenez-vous ! La France, puisqu’il s’agit d’elle, s’est levée seule, en septembre 1939, contre l’Allemagne hitlérienne. Seule, car ce ne sont pas les deux divisions d’infanterie dont disposaient alors les Britanniques qui lui apportaient le soutien qu’elle était en droit d’attendre de son unique allié dans la lutte qu’elle engageait contre la formidable Wehrmacht. Seule, car les Etats-Unis restaient l’arme au pied, tandis que les Rouges pactisaient avec les Nazis. Seule, enfin, car les pays d’Europe centrale et, singulièrement, la Hongrie où résidait votre famille, bientôt martyre, préféraient conserver une prudente neutralité devant le colosse allemand. On ne peut le leur reprocher, mais c’est un fait qui invite à nuancer tout jugement sur le pays qui, par deux fois en un quart de siècle, fut à l’avant-garde de la lutte armée contre les Germains.
Le devoir de mémoire auquel je reste fidèle, comme vous l’êtes vous-même, fait souvent revivre dans ma pensée les jeunes visages des quarante-quatre pilotes de chasse, de reconnaissance et de bombardement qui, sur les cent officiers de ma promotion, tombèrent face aux Allemands. Dieu sait que nombre d’entre eux furent victimes des abandons du régime qui, avant 1939, s’était « lui-même paralysé dans la licence », comme le note Charles de Gaulle 2. Régime dont les ténors comptent parmi les responsables impunis, et souvent glorifiés, du désastre de 1940 dont les conséquences les moins discutables furent l’holocauste que l’on sait.
L’holocauste et l’indicible sort réservé aux juifs d’Europe, vous et les vôtres ne les découvrez qu’au printemps 1944. Vous les révélez dans l’introduction à l’ouvrage « The Holocaust in Hungary, 40 years later » : « le 19 mars 1944, l’Allemagne occupe la hongrie. Je me souviens, c’était le printemps (…). Alors que nous étions en train d’étudier, quelqu’un vint et dit que les Allemands venaient d’arriver. Nous sortîmes et vîmes les tanks. Les premiers Allemands étaient polis et nous pensâmes : « Bien, ceci aussi passera ». Car vous viviez encore dans une paix heureuse, si l’on en juge par votre propre évocation du printemps 1944 : « Les arbres étaient en fleur. C’était une année comme tant d’autres, avec son printemps, avec ses fiançailles, ses mariages, ses naissances. »3
En fait, deux mois plus tard, vous vous retrouvez avec toute votre famille à Birkenau où vos compatriotes juifs qui vous ont précédés s’étonnent que vous n’ayez pas eu le sort qui vous attendait. Et vous avouez : « Oui, nous l’ignorions. Personne ne nous l’avait dit »4. Au printemps 1944 !
Alors, Monsieur, peut-on « applaudir », comme vous l’auriez déclaré 5, celui qui accuse la France de complicité avec le crime nazi, ce qui sous-entend que deux ans plus tôt, en juillet 1942, les Français, eux, savaient l’horreur du génocide ? Comment affirmer que les policiers qui arrêtent et les cheminots qui transportent « secondent », selon le mot terrible de Jacques Chirac, « la folie criminelle de l’occupant ? » que l’Etat Français « seconde » la solution finale perpétrée par la démence nazie ?
L’histoire politisée et médiatisée occulte ainsi la vérité que l’on doit au peuple français. Car « seconder » une entreprise suppose que l’on est informé de son objet, de son dessein.
Or, s’il est certain que des policiers, des cheminots et des responsables de l’Etat Français furent contraints, sous la menace allemande, de participer à la déportation des Juifs qui, selon Oberg, partaient en Pologne où l’on créerait un « Etat juif », il est non moins avéré que les uns et les autres ignoraient que le dessein allemand se résumait en un acte de barbarie que l’histoire a rarement égalé.
Cette tragique ignorance se manifeste avec éclat dans l’étonnement indigné du chargé d’affaires américains à Vichy, Pinckney Tuck, qui, en août 1942, proteste contre la séparation des enfants juifs et de leurs parents 6. Elle est aussi reconnue et avouée par ces hommes, juifs pour la plupart, dont j’ai rappelé les témoignages dans de précédents ouvrages 7. Notamment, celui de Raymond Aron qui, à Londres, se trouvait à un point focal de l’information mondiale : « le génocide, qu’en savions-nous à Londres ? Les journaux anglais l’ont-ils évoqués ? S’ils l’on fait, était-ce hypothèse ou affirmation ? Au niveau de la conscience claire, ma perception était à peu près la suivante : les camps de concentration étaient cruels, dirigés par des gardes chiourmes recrutés parmi non les politiques mais parmi les criminels de droit commun ; la mortalité y était forte, mais les chambres à gaz, l’assassinat industriel d’êtres humains, non, je l’avoue, je ne les ai pas imaginés et, parce que je ne pouvais les imaginer, je ne les ai pas sus » 8.
Les contemporains de la France blessée évoquent son irréparable manquement à sa vocation de terre d’accueil et d’asile. Mais que peut être le droit d’asile dans un pays sous la botte, quand la protection de ses propres citoyens est suspendue aux volontés d’un occupant inhumain ? Qu’était, en ces temps d’ombre misérable, le droit d’asile, quand Américains, Britanniques et Suisses émettaient les plus grandes réserves sur l’accueil des réfugiés juifs ? Que devint, en 1945, le droit d’asile, lorsque les Alliés vainqueurs et maîtres de leurs actes, estimèrent devoir rendre à Staline le général Vlassov et ses soldats dont le crime avait été de lutter contre la dictature sanguinaire de celui qui sera leur bourreau ? Et qu’était donc, en 1962, pour Charles de Gaulle, le droit d’asile, lorsque la France libre de toute domination étrangère, et militairement victorieuse, décidait de livrer au F.L.N. nos fidèles harkis, sachant qu’ils étaient voués à une mort atroce ?
Les fautes des uns ne peuvent excuser celles des autres. Mais l'on doit à la vérité de rappeler qu'en France la liberté d'application du droit d'asile était entière en 1945 et 1962, contrairement à ce qu'elle fut de 1940 à 1944. Il importe surtout de souligner que l'on ignorait, en 1942, que le refus du droit d'asile marquait un pas vers les camps de la mort ; par contre, en 1945 et 1962, les responsables de l'État savaient pertinemment le sort fatal qui était réservé à ceux dont ils avaient décidé la déportation.
Contrairement au sort des harkis, abandonnés et livrés au massacre par la «France d'Évian », les 400 000 Juifs vivant, en 1940, en Afrique du Nord (200 000 au Maroc, 120 000 en Algérie, 80 000 en Tunisie) échappèrent au génocide, grâce à la protection que leur avait assurée le maréchal Pétain en signant l'armistice de juin 40, interdisant ainsi aux forces allemandes de prendre pied au Maghreb. Certes, l'abolition de la loi Crémieux avait privé les Algériens juifs, qui en bénéficiaient, du privilège de la citoyenneté française. Mais l'on sait que leur protection physique n'en fut pas modifiée et que le commandement américain, sous Eisenhower, maintint ladite abolition afin de rie pas donner aux Musulmans prétexte à des troubles incompatibles avec la sûreté des opérations en cours.
En revanche, la situation des juifs d'Europe restait tragique. L'historien juif, Raul Hilberg, estime que les collectivités juives d'Allemagne, d'Autriche, de Belgique, de Grèce, du Luxembourg, des Pays-Bas, de Pologne et de Yougoslavie subirent un taux de pertes s'élevant à 93,8 %9. Ce taux, qui témoigne de la volonté farouche des Nazis d'exterminer la population juive d'Europe, est à comparer avec celui des pertes subies par les juifs résidant en France.
Ceux-ci étaient, en 1940, au nombre de 330 000, distribués à parts égales entre Français et étrangers ou apatrides. Une étude de l'Institut d'histoire du temps présent 10, diffusée par Nathan, permet d'établir le bilan suivant :
- 23 000 Français juifs, soit 14 % de la communauté juive française, sont morts en déportation.
- 50 500 Juifs étrangers ou apatrides, soit 30,6 % de leur population, sont morts dans les mêmes conditions.
Les chiffres sont là qui valent d'être répétés :100% des juifs français et étrangers d'Afrique du Nord, 86 % des Français juifs de métropole, et près de 70 % des étrangers juifs résidant en France, survécurent au génocide ; tandis que moins de 7 % de leurs coreligionnaires européens échappèrent à la mort.
Chiffres parlants, étrangement occultés- par l'histoire hémiplégique qui ne les citent pas, mais les sous-entend en attribuant la protection relative dont ils témoignent, non pas au Maréchal et à son gouvernement mais à la « société civile» et à des institutions religieuses.Alors, comment expliquer que dans les pays européens sans maréchal, ladite société et lesdites institutions soient restées aussi peu efficaces ? Comment imaginer que c'est la « société civile » qui a protégé comme ils le furent, tous les Français juifs prisonniers de guerre ? Qui assuré la protection physique des 400 000 Juifs du Maghreb ? Qui a interdit le port de l'étoile jaune, non seulement en Afrique du Nord mais encore en zone libre, même après l'occupation de celle-ci par la Wehrmacht ? « Tant que je serai vivant, je n'accepterai jamais que cette ignominie qu'est l'étoile jaune soit appliquée en zone Sud », avait déclaré Pétain au Grand rabbin Schwartz 11. Bataille victorieuse, comme le rappelle Annie Kriegel12. Il est donc surprenant qu'aucune voix ne se soit élevée pour dénoncer l'erreur du cardinal Decourtray qui, le 26 mars 1992, au cours d'une émission télévisée 13, affirme que le port de l'étoile jaune était le fait du gouvernement français de l'époque. Déclaration stupéfiante de la part du Primat des Gaules lyonnaises. Car tout Français soucieux d'opiner honnêtement sur cette période de l'histoire de son pays doit savoir que le port de l'étoile jaune fut imposé aux juifs âgés de plus de six ans, par la huitième ordonnance allemande datée du 29 mai 1942. Et cette ordonnance n'était applicable et ne fut appliquée qu'en zone occupée.
Suite à l'intervention de l'un des fidèles défenseurs de la mémoire du maréchal Pétain, le cardinal Decourtray a bien voulu, dans une correspondance dont les originaux M'ont été confiés, reconnaître son erreur. Mais cette reconnaissance est restée confidentielle dans la mesure où Son Éminence n'a pas jugé utile de la rendre publique. Ce qui lui vaudra sans doute quelques jours de Purgatoire, car son erreur alimente désormais un mensonge historique que gobe le gogo. Jacques Chirac en est lui-même victime si l'on en croit le Point" qui en croit le Point 14 qui rapporte que le maire de Paris, visitant le musée de l'holocauste à Washington, avait été choqué par une inscription selon laquelle « le gouvernement collaborationniste de Vichy n'a pas obligé les Juifs à porter l'étoile jaune ». Il avait alors expressément demandé au conservateur du musée de modifier cette inscription.Je suis sûr, Monsieur, que vous aurez à coeur d'intervenir auprès de celui-ci pour le prier de n'en rien faire, puisque ce texte rappelle, en ce qui concerne l'étoile jaune, une vérité historique. Et si, par bonheur, vous pouviez intervenir dans le même sens auprès de Jacques Chirac, vous accompliriez une œuvre salutaire de paix franco-française. Car il est souhaitable, vous en conviendrez, qu'un chef d'État connaisse l'histoire de son pays afin de mieux défendre la nation et son héritage.
Ces exemples, frappants vu les éminents personnages mis en scène, s'inscrivent dans le cadre d'un renversement historiographique selon lequel l'amalgame Pétain-Hitler de 1945 s'est transmué, en 1995, en Pétain-Auschwitz. Ce renversement est dénoncé par Annie Kriegel : « Il y a une jeune école historique qui veut mener une sorte de guerre privée et qualifiée d'héroïque contre le gouvernement de Vichy. Il me paraît absurde de renverser les choses au point de dire que non seulement le gouvernement a été complice mais qu'il a pris l'initiative d'une entreprise de répression des juifs »15. Et l'historienne écrit: « Dussè-je me tenir moi-même pour insensée, je me demande parfois si, contrairement à l'idée commune, la part de sacrifice dans la politique et la conduite du maréchal Pétain n'ont pas eu des effets plus certains et positifs sur le salut des juifs que sur le destin de la France (...) Pour les juifs (... il me paraît peu douteux que Vichy (...) ait été, dans l'année la plus dramatique, cruciale, l'année 1942, un point d'appui qui s'est plutôt ajouté au point d'appui majeur qu'étaient au quotidien la société civile française, ses structures et institutions non gouvernementales.16 »
À ce jugement de l'historienne qui vécut dangereusement l'époque en question, doit être associé le témoignage de l'historien François-Georges Dreyfus qui, évoquant la décision du Maréchal de rester, en novembre 1942, à son poste parmi les Français, commentait : « Si le Maréchal était parti, je ne serais pas là aujourd'hui. »
Justice est ainsi rendue à celui qui déclarera le 23 juillet 1945, jour de l'ouverture de son procès : «L'Histoire dira tout ce que je vous ai évité, quand mes adversaires ne pensent qu'à me reprocher l'inévitable. » Justice sera aussi rendue à l'État dont, presque nonagénaire, il assumait la charge surhumaine. La Chambre d'accusation de la Cour d'appel de Paris, dans une ordonnance de non-lieu rendue le 13 avril 1992, juge en effet que « l'État vichyssois (...) ne peut (...) être qualifié d'État pratiquant une politique d'hégémonie idéologique ». Analyse non infirmée par l'arrêt du 27 novembre 1993 de la Chambre criminelle de la Cour de cassation qui, ainsi, concluait comme Nuremberg à une césure totale entre la politique de Vichy et les activités criminelles de l'Axe.
Georges Pompidou, alors chef de l'État, déclarait le 27 septembre 1972 : « Allons-nous garder éternellement sanglantes les plaies de nos désaccords nationaux ?17 » Puisse Jacques Chirac, qui fut en 1962 chargé de mission à son cabinet, se souvenir de ce message et s'attacher, en qualité de Président de tous les Français, à refermer des plaies qui non seulement restent saignantes mais que l'on s'ingénie, aujourd'hui, à rouvrir et à approfondir par des polémiques où vérités et contrevérités ne cessent de s'affronter. Puisse le Nobel de la Paix, couronné en 1986, applaudir à cette noble tâche !
Recevez, Monsieur, je vous prie, mes salutations les plus distinguées.
Général le GROIGNEC
1. Déclaration à l’AFP in le Figaro-17 juillet 1995, page 7- Rubrique « en bref »
2. Ch. de Gaulle – Mémoires de guerre, tome 1, Documents.
3. Elie Wiesel – La nuit, p.22
4. 4. Ibid, p 55.
5. Déclaration à l’AFP, citée supra, renvoi
6. Foreign relations – 1942-volume II, pp. 710-711.
7. Pétain ,gloire et sacrifice (Nouvelles Editions Latines) et Le Maréchal de France (Nouvelles Editions Latines)
8. Raymond Aron – Mémoires, p. 76
9. R. Hilberg - La destruction des juifs d Europe, p.903
10. F. Bedarida - Le na,-i.rme et te génocide - Éd. Nathan.
11. R. Tournoux - Pétain et la France, p.305.Voir aussi Robert Aron : Le Maréchal et la question juive in Le Monde et la Vie (février 1961).
12. Annie Kriegel - Ce que j'ai cru comprendre, p.173.
13. Antenne 2 - émission sur la France raciste - 22 h 30 - Le Cardinal intervient à partir de Rome.
14. Le Point, n°1149, 24 septembre 1994.
15. Annie Kriegel - Interview in Valeurs actuelles, 25 mars 1991.
16. Annie Kriegel - Ce que j'ai cru comprendre, p.172.
17. G. Pompidou - Conférence de presse.
Nota : Cette lettre ouverte a été publiée le 23 juillet 1995 dans le journal Présent. Elle a été reprise dans Pétain et les Américains et dans Pétain et les Allemands, publiés respectivement en 1995 et en 1997 aux Nouvelles Éditions Latines